Des milliers de victimes se reconstruisent dans l’incertitude
Le temps d’une minute, plusieurs milliers de personnes ont été mutilées par le meurtrier séisme qui a frappé Haïti en 2010. Dix ans après, elles sont aussi des milliers à se défaire des séquelles psychologiques et physiques du drame et avancer. Mais le pari n’est pas gagné d’avance.
Lindy Joseph et James Medina travaillent au Centre de physiothérapie Healing Hands for Haïti (HHH), à Bourdon, depuis 2015. Ils sont à la fois cadres et patients.
Lindy est en fauteuil roulant. En 2010, la jeune entrepreneure a vu son école ménagère s’effondrer et s’est retrouvée coincée sous une poutre. Amputée des deux jambes, 10 ans après le drame, cette jeune femme dégage une énergie positive et se dit complètement remise de son choc qui l’a basculée dans l’isolement pendant deux ans. « Je devais me montrer, chercher de l’aide et j’ai décidé de faire une thérapie ». Et c’est ainsi que tout a recommencé. Responsable de Stock depuis 5 ans à HHH, Lindy a été une source d’inspiration pour d’autres patients. L’école ménagère qu’elle a œuvrer pour remettre sur pied avec des anciens collègues rouvrira ses portes bientôt. « Mon plus grand rêve est de pouvoir travailler au profit des personnes handicapées. Franchement, je me sens plus utile qu’avant le séisme », confie-t-elle.
Si Lindy s’est mise à l’écart pendant un moment, James n’a jamais baissé les bras. « J’avais cette question qui me trottait dans la tête : Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Mais je ne m’arrêtais pas pour autant. J’ai été amputé, j’ai reçu de l’aide pour une prothèse et je n’arrêtais pas de chercher des opportunités, raconte-il. Même au lendemain de la catastrophe je continuais à rêver grand ». En été 2010, James intègre l’équipe de la Fédération Handicap International aujourd’hui Humanité & Inclusion, et suit une formation en appareillage à la faculté des sciences de réhabilitation de l’Université de Don Bosco dont il est diplômé. Comme ces jeunes, des victimes du séisme devenues handicapées ont appris à s’adapter à ce changement brutal et douloureux et se sont replongées dans la lutte quotidienne pour continuer à vivre en toute dignité.
Quand ce n’est pas pour des études, c’est pour intégrer le marché du travail que les personnes handicapées s’appliquent ; ou pour créer une petite entreprise. La production artistique est également un champ très prisé par les personnes handicapées. « J’ai compris que la meilleure façon de me relever et de me réintégrer est de terminer mes études », a raconté Peterson Augustin. Alors étudiant en gestion à l’Université de Port-au-Prince, il a été pris au piège sous les décombres à l’Université de Port-au-Prince, ce qui lui a coûté l’amputation de sa jambe gauche. Il a repris ses études en septembre 2010 puis a recommencé à travailler.
Wilmarc Jean, de son côté, quand il se rappelle des circonstances dans lesquelles il est devenu unijambiste, au lieu de se morfondre il a décidé d’écrire son premier bouquin. « J’étais ce témoin qui porte le lourd fardeau de raconter la peine, la douleur, la mort de mes frères et mes sœurs qui sont partis les yeux ouverts, la bouche béante, la tête haute mais écrasée », lit-on du jeune auteur. En 2015, il a signé “Témoignage au gré des souvenirs du séisme du 12 janvier 2010” à la 21ème édition de livres en folie, parmi des centaines d’auteurs.
Beaucoup plus de personnes handicapées
La population handicapée a connu une nette augmentation après le tremblement de terre. Dix ans après, le nombre exact de personnes handicapées en Haïti n’est pas établi. Selon des estimations publiées depuis plusieurs années, le chiffre avoisine un million, soit 10% de la population. « Les regards ont commencé à changer depuis le tremblement de terre, beaucoup plus de gens et d’institutions se sentent concernés et veulent en parler » explique Soinette Désir, Coordonnatrice générale de l’Union des Femmes à Mobilité réduite d’Haïti (UFMORH), tout en déplorant que les actions concrètes pour une intégration effective des personnes handicapées tardent à être accomplies. « Nous sommes en train de rater l’opportunité donnée par cette catastrophe de poser autrement la question du handicap en Haïti », dit-elle.
Selon la coordonnatrice, tous les bâtiments publics détruits par le séisme, maintenant reconstruits, devaient être accessibles à tous. Ce qui n’est pas le cas. Madame Désir appelle ainsi à l’application des prescrits légaux pour la protection des personnes handicapées notamment la loi du 3 juillet 2018 sur les normes d’accessibilité de l’environnement bâti.
Des actions visant la construction d’une société inclusive
En effet, la loi du 3 juillet 2018 s’inscrit dans une démarche pour la construction d’une société inclusive où chaque citoyen peut vivre convenablement et servir son pays. Elle fait suite à la loi du 13 mars 2012 sur l’intégration des personnes handicapées et vient renforcer le cadre légal.
Le Bureau du Secrétaire d’Etat à l’Intégration des Personnes Handicapées (BSEIPH) depuis 2010, tout en renforçant sa présence dans différents départements du pays notamment dans la Grand’Anse et le Sud-est, priorise la transversalité de la question du handicap. Le BSEIPH travaille en collaboration avec des institutions tant publiques que privées pour des interventions dans différents domaines. « Pour pérenniser les acquis et permettre aux personnes handicapées d’exercer leurs droits à tous les niveaux, tout un chacun doit tenir compte de la question du handicap dans son domaine d’intervention », a affirmé le Secrétaire d’Etat Gérald Oriol Jr.
Depuis le séisme, les services de réadaptation physique et fonctionnelle sont plus disponibles en Haïti et les patients sont plus motivés à se faire soigner. Au moins un Centre de physiothérapie travaille à temps plein dans chaque département, à l’exception de la Grand’Anse. La création de l’Institut Haïtien de Réhabilitation Dr Gérard Léon qui offre des services de réhabilitation pour tout type de handicap témoigne de la volonté de l’Etat à accompagner toutes personnes en quête de soins spécifiques de réadaptation.
C’est encore loin d’être suffisant quand, selon Johanne Eliacin, Coordonnatrice de programme de la Société Haïtienne de Physiothérapie, seuls 53 physiothérapeutes licenciés sont disponibles pour toute la population et que l’Etat offre ces services seulement au Cap Haïtien, à Jacmel et à Port-au-Prince.
La situation reste incertaine
Si les efforts individuels prouvent que les personnes handicapées détiennent toutes les potentialités pour une vie épanouie, d’un point de vue macro, les défis sont encore énormes : inaccessibilité de l’environnement bâti, constructions anarchiques, accès difficile à l’emploi et à la santé, accès limité à l’éducation, précarité et vulnérabilité. « Je n’ai pas peur de l’avenir. Ma plus grande barrière est le problème d’accessibilité, je n’arrive pas à être complètement autonome et libre de mes mouvements » affirme Lindy. « Je crois en Dieu, je suis passionné de mon travail et je continue à le faire avec joie même si je dois faire face à un transport en commun inaccessible tous les jours pour me rendre au travail. Je ne suis pas du tout désespéré » conclut James.
Avons-nous des projections ? Pouvons-nous nous attendre à des objectifs atteints à la fin de la prochaine décennie ? La question du handicap demeure une affaire qui nous concerne tous et l’engagement collectif nous est indispensable.
Nathalie Verné