Marie Carmen Flambert Chéry, un handicap, cela ne condamne pas !
Rien n’excuse nos échecs. Ni les difficultés, ni les mauvais tours du destin. Nous pouvons chacun choisir de transformer nos vies en des pierres précieuses pour égayer le monde ou en de simples cailloux bons à se reposer dans le lit d’un ravin. C’est ainsi que Carmen Flambert Chéry voit les choses. Née avec une malformation congénitale, cette femme s’est battue pour devenir aujourd’hui une professionnelle de grand calibre, une psychologue respectée par ses pairs avec plus d’une trentaine d’années de carrière.
Aucun silence ne peut s’installer au cours de notre conversation qui s’étire sur plus d’une heure. Marie Carmen est une personne enjouée, causante volubile et d’une étonnante perspicacité. Elle nous reçoit dans son salon décoré avec goût, aussi chaleureux que ce sourire qui éclaire son visage. Aux murs, des tableaux, notamment certains qu’elle a peints elle-même. Des livres, des notes, des travaux d’étudiants à corriger, éparpillés sur son bureau laissent croire que l’activité intellectuelle de cette professeure est assez dense.
Son histoire aurait pu être un scénario parfait pour un grand film à succès. L’exemple type du danger que peut causer un médicament même présumé anodin dans la vie des gens. L’énergie des efforts qu’elle a consentis pour se forger une vie tissée de petits bonheurs est remarquable. Au lieu de s’appesantir sur son sort, elle a puisé en elle toute l’énergie, tout le courage nécessaires pour assumer son handicap, ce qui allait devenir une source d’inspiration pour ceux et celles qui sont dans la même situation.
Une victime de l’industrie pharmaceutique, la thalidomide en cause.
Carmen n’est ni plus ni moins qu’une des nombreuses victimes de l’industrie pharmaceutique. Ceci, dès le stade embryonnaire. En fait, au cours de la grossesse, sa mère utilisait un anti-vomitif qui contenait de la thalidomide. Entre 1950 et 1960, ce médicament réputé totalement inoffensif et surtout de grande consommation était utilisé comme sédatif et anti-nauséeux, notamment chez les femmes enceintes. Ce n’est que plus tard que l’on découvrit que cette médication pouvait causer de graves malformations congénitales. D’ailleurs, ces effets tératogènes ont été au cœur d’un scandale sanitaire qui conduisit au retrait du médicament du marché mondial à partir de 1961. Cependant, le mal était déjà fait. Lorsqu’elle naît en 1954, Carmen présente une malformation au niveau des membres supérieurs. « Je suis partie pour l’étranger avec ma mère et quand on a fait les tests, on a vu qu’elle avait pris de la thalidomide et que c’était la cause de mon handicap. Plus tard, j’ai compris que beaucoup d’autres enfants qui sont nés à la même période, à travers le monde, ont eu les mêmes problèmes que moi », explique-t-elle stoïquement. Donc, elle n’en sera pas guérie en dépit des éminents médecins que ses parents consultèrent par la suite.
Sitôt passées les premières minutes de surprise après l’accouchement, sa grand-mère Amélie Ganeron Flambert, sage-femme à l’époque, s’écria: « Ses yeux sont brillants, elle sera une petite fille comme toutes mes autres petites filles. Et elle fera son chemin.» Chose dite, chose faite. « Mes parents m’ont élevée comme toutes les enfants du monde. Comme mon frère et mes deux sœurs. J’étais invitée dans toutes les fêtes, je participais à tous les cortèges de mariage de mes cousins et cousines. Ils m’envoyaient au bal. C’est des avant-gardistes parce qu’à cette époque, les gens qui avaient un handicap en Haïti, on les cachait. D’ailleurs, ce n’est qu’après le tremblement de terre qu’on a dédramatisé, ou un peu moins stigmatisé les personnes qui ont un handicap. »
« C’est par l’éducation que je m’en sortirais »
Comme sa mère et ses deux sœurs, Marie Carmen va à l’école chez les Sœurs du Sacré-Cœur et y reste pour toutes ses classes de 1960 à 1972. « Je me suis investie à l’école. C’est comme si inconsciemment je me disais que c’est par l’éducation que je m’en sortirais. Et effectivement, c’est par l’éducation que je suis devenue celle que je suis aujourd’hui. »
Après ses études secondaires, elle part pour les Etats-Unis étudier au Queens College, puis revient en 1975 pour effectuer une licence en psychologie à la Faculté des sciences humaines (FASCH) de l’Université d’Etat d’Haïti en 1979. Deux ans plus tard, elle se rend en France pour une maîtrise en psychologie à l’Université de Picardie ainsi qu’un diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) en psychologie clinique et psychopathologie. Elle poursuivra sa formation par le biais de séminaires dans différentes domaines en psychologie par la suite.
A son retour de France en 1984, Marie Carmen ouvre sa clinique privée et deux ans plus tard, soit en 1986, commence à enseigner la psychologie à la FASCH. Pendant trois ans, de 2005 à 2008, elle sera responsable du département de psychologie et actuellement elle est responsable de stage clinique et pédagogique au sein de la faculté.
Avec sa grande vivacité d’esprit et son intelligence, elle put mettre ses connaissances au service de différents établissements scolaires et d’autres entreprises du pays. « J’ai fait beaucoup de choses en même temps aussi. Avant, c’était comme des petits boulots que j’effectuais le matin, et les après-midi ma clinique fonctionnait de 4h à 7 heures», révèle-t-elle joyeusement. Pendant environ onze ans, elle fit du counseling, de la psychothérapie, et le dépistage des troubles de l’apprentissage et du comportement au Nouveau Collège Bird. Elle en fit de même pendant environ sept ans au Petit Séminaire Collège Saint-Martial et enseigna la psychologie à l’Université Quisqueya et au Centre de Management et de Productivité (CMP) pendant deux ans entre 1996 et 1998.
Pendant 16 ans environ, elle fit du counselling avec les jeunes de la Fondation pour la santé reproductrice et l’éducation familiale (FOSREF). Au cours de sa carrière, Marie Carmen collabora aussi à titre de consultante au Centre de développement de la Santé, à Médecins du Monde, à l’Unicef, à Médecins sans frontières et à l’Organisation internationale de la Migration. Elle a aussi travaillé à l’Institut pédagogique national sur l’évaluation de la réforme Bernard pendant 10 ans.
« Quand on sait lire et écrire c’est quelque chose de formidable. Quand on a fait des études, qu’on a pu se former, je pense que c’est extraordinaire. Une personne qui n’a pas cette opportunité c’est une personne qui a un handicap. Elle ne peut prendre réellement goût aux choses de la vie, par les livres, l’Internet, etc. L’éducation c’est essentiel pour que le pays puisse s’en sortir. Il faut aussi décentraliser et mettre des structures appropriées dans tous les départements. Il faut de la volonté et de l’argent pour y arriver », témoigne la professeure.
Dynamique et très active, « mes journées sont bien remplies », laisse-t-elle entendre. Passionnée par son travail, pendant la semaine, elle se partage entre sa clinique et ses cours à la FASCH. Elle a mille et une passions. La peinture depuis 16 ans, la musique, la lecture, l’écriture la méditation, la relaxation tous les matins. « Ce sont des choses qui vous permettent de dépasser des souffrances ». Elle a d’ailleurs publié plusieurs livres. Récit de chez nous, Le père absent, Petit canard cherche famille. « Et actuellement, je prépare une publication sur comment gérer le divorce des parents, un livre qui sera dédié aux adolescents. »
Elle a appris à assumer son handicap
Elle ne le cache pas. « Mon adolescence a été très difficile. Certes j’avais des amis pour discuter, sortir, mais je n’arrivais pas à avoir une vie sentimentale. Je me suis pas assumée tout de suite. Cela a pris du temps. J’ai appris la psychologie, j’ai fait beaucoup de séminaires pour arriver à mieux me connaitre et m’accepter. J’ai fait des thérapies sur moi-même pour me nettoyer. »
Deux femmes l’ont motivée pour surmonter les obstacles de sa vie. «Ma mère et ma grand-mère sont des leitmotivs pour moi. Ces femmes m’ont toujours dit: « vas-y continue, en avant, tu es une femme comme toutes les autres. C’est ce qui m’a permis d’être cette femme lutteuse, cette battante que je suis. » Chez elle on sent de l’admiration pour Odette Roy Fombrun, « c’est un des modèles de femmes, d’êtres humains tout court; elle est extraordinaire. J’apprécie son dynamisme, son leadership, son engagement politique. Elle a consacré beaucoup de temps à la cause des femmes et à celle du pays en général. Si elle était encore jeune, elle aurait pu accéder à des postes politiques pour l’avancement du pays, néanmoins elle écrit beaucoup et donne beaucoup de conseils que l’on aurait intérêt à suivre. » Elle pense aussi à Kesner Pharel: « Cet économiste est un homme intéressant qui est un modèle pour le pays et je me demande à quel point on suit ses conseil à la radio. »
Aujourd’hui, elle fait des clins d’œil rieurs à la vie. Dans sa clinique -qui a d’ailleurs une belle clientèle-, elle aide les gens à résoudre leurs problèmes de dépression, de couple, de deuil, de traumatisme, bref, « des problèmes parfois si lourds que je travaille avec un psychiatre ».
En Janvier 2013, elle a été honorée par l’Association Haïtienne de Psychologie (AHPsy) pour ses 30 ans de services offerts à la communauté haïtienne. Mettre sur pied un centre de consultation psychologique gratuit au profit des jeunes et s’impliquer davantage pour aider les personnes à mobilité réduite comme elle, sont des projets auxquels elle tient beaucoup. Mais en attendant, la femme de Vilaire Chéry ne se fait pas de souci. Mariée depuis près de 25 ans, dans un grand sourire qui part du cœur: elle confiera: « Je suis heureuse. J’ai réussi ma vie.»
Bureau du Secrétaire d’Etat à l’Intégration des Personnes Handicapées