Vivre debout : Vers un renforcement de l’acceptation et de la prise en charge des personnes handicapées en Haïti
« Lorsque je ne porte pas mes orthèses, je me sens handicapée », déclare Mause-Darline Francois en fixant ses membres inférieurs. Mause-Darline est née avec une déficience physique : elle n’a pas assez de force dans ses jambes pour supporter le poids de son corps. Ainsi, depuis son enfance, elle porte deux orthèses – un appareillage qui, dans son cas, compense une fonction déficitaire – lui permettant de marcher, lui garantissant donc son indépendance de mouvement.
« [Pour moi], le handicap, c’est quand tu veux faire quelque chose, mais tu ne peux pas à cause de l’environnement dans lequel tu te trouves », ajoute-t-elle. Autour d’elle, trois personnes s’affairent. De leurs mains expertes, elles lui enrobent les cuisses, les jambes et les pieds de bandes plâtrés qui en prendront la forme et la dimension exactes, en vue de renouveler son appareillage.
Le handicap, sujet toujours tabou en Haïti
Selon les données de la secrétairerie d’Etat à l’Intégration des personnes handicapées, avant 2010, Haïti comptait plus de 800 000 handicapés , dont 200 000 souffrant d’un handicap moteur . Parmi ces derniers, on compte des victimes d’accidents de la circulation, des blessés par balle, des diabétiques, des victimes d’accidents vasculaires cérébraux et des personnes nées avec une déficience. Ce nombre a considérablement augmenté depuis le tremblement de terre du 12 janvier 2010, qui aurait fait 300 000 blessés, dont plus de 4 000 amputés.
Cet évènement a changé la perception du handicap en Haïti. En effet, si, avant le 12 janvier 2010, les personnes handicapées étaient « traditionnellement considérées comme paresseuses [et] bonnes à rien, les choses ont [bien] évolué depuis », assure Mause-Darline. « [Aujourd’hui] en voyant un handicapé, les gens ont envie de connaître son histoire et [veulent] surtout savoir si sa déficience est liée au tremblement de terre de 2010. Ils se disent : ça aurait pu m’arriver à moi [aussi]. »
En Haïti, la question du handicap est prise en compte au niveau national depuis 1983, date de la création du Conseil national pour la réhabilitation des handicapés (CONARHAN). Cependant, ce n’est qu’avec la mise en place de la secrétairerie d’Etat à l’Intégration des personnes handicapées en mai 2007 et la signature de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en décembre 2007), que l’Etat haïtien pose un geste fort, s’engageant à respecter et faire respecter les droits des personnes en situation de handicap et à combattre l’exclusion sous toutes ses formes.
Pour Mause-Darline, bien qu’il existe maintenant beaucoup plus de curiosité par rapport au handicap, il s’agit encore de quelque chose de honteux. « Beaucoup de gens gardent les enfants handicapés chez eux », et ce, pour une variété de raisons. Certains parents ont peur pour l’enfant, car ils manquent de confiance en ses capacités et craignent qu’il ne soit en mesure de se débrouiller seul ; d’autres manquent de moyens financiers ; enfin, tous sont confrontés au manque d’infrastructures adaptées. En effet, en 2013, force est de constater l’absence de logements et de moyens de transport adaptés, l’insuffisance des soins de santé proposés, et le manque d’écoles publiques spécialisées.
Cependant, certains, comme Mause-Darline, ont été chanceux. « Je suis née avec un handicap, mais heureusement j’avais un père qui se souciait beaucoup de moi et qui m’a mise à l’école », explique l’étudiante en marketing et relations publiques au Centre d’études diplomatiques et internationales (CEDI), qui mène également une vie professionnelle normale ; une opportunité que d’autres n’auront peut-être jamais.
Prise en charge du handicap : Healing Hands for Haiti, une institution d’excellence. Il existe peu d’institutions qui prennent en charge les personnes handicapées.
Healing Hands for Haiti, une organisation à but non lucratif qui a vu le jour en 1999, est l’une des premières institutions haïtiennes à s’être penchée sur la problématique de la réhabilitation des handicapés moteurs. Ainsi, l’organisation fabrique des orthèses et des prothèses (remplaçant des membres manquants) et offre des services de physiothérapie et d’orthophonie (qui permettent la rééducation physique et du langage). Enfin, Healing Hands for Haiti est un centre de formation national, offrant notamment des formations continues pour les médecins et infirmières, ainsi que des formations plus spécialisées en fabrication d’orthèses et de prothèses, ainsi qu’en physiothérapie.
« Actuellement, nous formons 30 techniciens en fabrication d’orthèses et de prothèses ; ils recevront une certification internationale [qui leur permettra de travailler partout dans le monde]. Aussi, nous avons 60 étudiants en physiothérapie », explique Riche Zamor, directeur exécutif de l’organisation.
« Avant le séisme, nous étions la seule institution qui [offrait des services de réhabilitation] au niveau du pays », ajoute-t-il. Et bien qu’il y ait maintenant une dizaine d’autres institutions prenant en charge les besoins des personnes souffrant de déficiences physiques, « aujourd’hui, nous sommes la seule institution à faire les membres supérieurs », continue-t-il, non sans fierté.
Healing Hands for Haiti revient de loin. En effet, le séisme du 12 janvier 2010 a entièrement détruit le bâtiment dans lequel logeait l’institution. Un nouveau bâtiment, baptisé Klinik Kay Kapab, plus spacieux, plus moderne et plus adapté aux besoins des personnes souffrant d’un handicap moteur, fut donc reconstruit et équipé grâce à un financement, entre autres, de la Croix-Rouge américaine. Le Fonds spécial du comité international de la Croix-Rouge pour les handicapés finance également la construction et l’aménagement du nouveau centre de formation. En outre, d’autres sociétés nationales du mouvement de la Croix-Rouge (Croix-Rouge australienne, canadienne et norvégienne) appuient l’institution financièrement, afin qu’elle soit en mesure d’assurer les différents services qu’elle offre. En mai 2013, Healing Hands for Haiti fêtait son premier anniversaire dans son nouveau local. Durant cette période, l’organisation a reçu plus de 1 000 patients et produit plus de 600 appareils orthopédiques, incluant 41 prothèses et 575 orthèses.
En tant qu’institution à but non lucratif, Healing Hands for Haiti permet aux patients qui n’ont pas les moyens de payer la totalité de leurs traitements de bénéficier d’exemptions partielles ou totales.
« Durant ces trois derniers mois, environ 70% des patients [que nous avons reçus] avaient les moyens de payer la totalité [de leur traitement] », explique Manouchka Phillias, travailleuse sociale au sein de Healing Hands for Haiti. C’est elle qui reçoit les patients après l’ouverture de leurs dossiers, et évalue leurs capacités financières, ainsi que leurs besoins en termes d’appui psychosocial.
Traiter des patients et non des maladies
A Healing Hands for Haiti, « on ne traite pas une maladie, mais un patient », explique Alise Baptiste Volel, qui dirige l’unité de physiothérapie. Ainsi, l’équipe de Healing Hands for Haiti travaille simultanément avec une équipe de techniciens et de médecins qui se concentrent sur l’autonomisation des patients, et des professionnels offrant un suivi psychosocial aux patients qui en ont besoin, afin de les aider à verbaliser les problèmes qu’ils rencontrent. C’est Manouchka Phillias qui les écoute, leur donne des conseils sur le plan moral, et les intègre dans des groupes de soutien qui permettent aux patients d’échanger leurs expériences.
Bien que Healing Hands for Haiti reçoive une variété de patients ayant chacun leur histoire, ce sont les personnes amputées suite au tremblement de terre du 12 janvier 2010 qui retiennent particulièrement son attention.
« Le genre d’amputation que j’ai vu ici, ce sont des amputations de guerre », déclare Pascal Kodjo, superviseur de l’atelier de production de prothèses et d’orthèses. Ce Togolais-qui a travaillé dans le domaine de la réhabilitation des personnes souffrant d’un handicap moteur dans une variété de pays – est arrivé en Haïti immédiatement après le tremblement de terre.
« Ici, j’ai trouvé des amputés avec des os qui sortaient pratiquement dehors, ce qui ne favorise pas l’appareillage », ajoute-t-il, expliquant qu’il s’agissait alors très souvent de sauver la vie de patients qui étaient déjà atteints de gangrène.
Beaucoup de patients l’ont marqué. Cependant, c’est un cas en particulier qui, selon lui, illustre le mieux l’importance pour les patients de bénéficier d’appareils confortables et de séances de physiothérapie, afin que leur déficience ne constitue plus un handicap dans leur vie de tous les jours.
« Je me rappelle une jeune dame qui avait subi une double amputation suite au tremblement de terre. Elle était venue nous voir en fauteuil roulant. Bien qu’elle ait reçu des prothèses à Cuba, elle ne les portait pas ». En effet, la jeune femme n’avait pas eu le temps de suivre la rééducation fonctionnelle nécessaire à une bonne réadaptation, et ne savait donc pas utiliser son appareillage correctement. « A Healing Hands for Haiti, on lui a refait des prothèses et, maintenant, elle a déjà réappris à se mettre debout. »
Renforcer la connaissance des Haïtiens face au handicap
Pour l’ensemble du personnel de Healing Hands for Haiti, il est important d’informer et de sensibiliser les patients, le public et le corps médical aux différentes options possibles, lorsqu’ils sont confrontés au handicap moteur. Cela est capital dans le cas des déformations congénitales des membres, spécialement chez les enfants. En effet, les déformations, comme les pieds bots (pye parantèz ou pye X, comme on le dit en créole) peuvent être guéris si les parents les amènent dans un centre adapté dès que le problème se fait remarquer.
«Nous recevons des enfants de six mois », déclare Pascal Kodjo. M. Zamor regrette le manque de connaissances sur l’importance de la physiothérapie dans le traitement des patients. «La physiothérapie est considérée comme un luxe en Haïti », déplore-t-il. Victime d’un accident de voiture en 2009, il a passé huit mois en chaise roulante et porte aujourd’hui une orthèse fabriquée par Healing Hands for Haiti. « Jusqu’à présent, je suis des séances de physiothérapie », explique-t-il.
« [La physiothérapie] apprend au patient à récupérer [les fonctions motrices qu’il a perdues], à se maintenir et à freiner l’avancée de la maladie », ajoute Alise Baptiste Volel, soulignant qu’il s’agit pourtant d’une étape incontournable, lorsqu’il s’agit de réapprendre à se servir d’un membre, ou de renforcer les membres qui ne fonctionnent plus correctement—comme dans le cas des personnes souffrant de paralysie.
Pour Pascal Kodjo, il s’agit d’aller plus loin et de réfléchir à l’intégration des handicapés moteurs dans la vie de tous les jours.
« Le terme kokobe a disparu depuis le 12 janvier 2010 », constate-t-il. « Oui, c’est vrai. Les gens n’ont plus de mépris pour les handicapés. »
Cependant, selon lui, il reste encore beaucoup à faire, telle que la sensibilisation des plus nantis afin qu’ils aident à absorber les coûts réels des traitements des patients qui ne peuvent se le permettre (comme c’est le cas dans son pays, le Togo); la sensibilisation des chauffeurs de tap-tap qui ne s’arrêtent que très rarement au bord de la route pour prendre les clients handicapés ; la distribution de cartes de bus pour les personnes handicapées afin de leur faciliter l’accès à l’utilisation de transport en commun ou même la mise en place de panneaux de publicité ou d’affichage à niveau pour les personnes dans des chaises roulantes.
Apprendre à vivre avec sa déficience : « Maintenant, quand les gens me regardent, je me mets en tête que c’est parce que je suis belle. »
En attendant de repenser le pays autour de cette question, il est important pour les personnes handicapées de mener une vie comme tout un chacun.
« Je me rappelle une patiente qui était devenue paraplégique suite au tremblement de terre. Avant le tremblement de terre, elle était étudiante en médecine », raconte Mme Volel. « Nous avons travaillé au renforcement de ses membres supérieurs. Nous lui avons appris à [être indépendante et] se déplacer du sol à sa chaise roulante, de sa chaise roulante à son lit, etc. [Aujourd’hui], elle a recommence ses études, elle est mariée, et elle a un bébé », ajoute-t-elle, non sans fierté.
Cependant, il n’est pas toujours facile pour ceux qui souffrent d’un handicap et qui sont perçus comme différents de vivre une vie normale et d’ignorer le regard des autres qui peut parfois peser, et souvent créer et/ou renforcer un complexe.
Mause-Darline reconnaît que le regard des autres sur sa déficience peut être impressionnant. « Oui, les gens me regardent », déclare-t-elle, un large sourire sur les lèvres. Admettant que le regard des autres sur sa déficience ne l’intimide plus, elle explique : « avant […], ça me dérangeait. Mais […] ça ne me dérange [plus]. Maintenant, quand les gens me regardent, je me mets en tête que c’est parce que je suis belle».
Source: Le Nouvelliste